Révolutions est un roman remarquable où les sentiments passent l'ordinaire - l'enthousiasme et le courage ne sont pas exclus - où les époques se chevauchent, où les hommes se parlent et se répondent. Certains ont disparu dans le puits du temps. D'autres vivent loin de leur pays natal. Mais ils ne sont pas des isolés. Tous attendent, quelque chose ou quelqu'un. Ce peut être un instant de bonheur ou de liberté supérieure, une leçon de sagesse antique, un amour impossible. Ou tout simplement la mort. Il y a de la grandeur et de la fragilité dans leur veille.
L'auteur remue des ombres, les déplace avec sa plume d'un profil à l'autre. Le mouvement de ces ombres qui bougent est celui du livre tout entier. Les vivants et les morts, les continents et les îles, les mers et les océans, les jours d'hier et ceux d'aujourd'hui, les guerres et les révolutions en armes s'enchaînent à la révolution universelle des astres, de la lumière et de la nuit. Un autre monde apparaît. L'auteur se tient dans une position légèrement oblique par rapport à sa création. Nous reconnaissons aussitôt Jean-Marie G. Le Clézio.
«Votre livre, Le Procès-Verbal, m'a entraîné dans un autre monde,le vrai, probablement» Général de Gaulle
Débuts solaires. La France des années 1960 avait vu apparaître un écrivain de 23 ans nommé Le Clézio, qui portait avec discrétion et noblesse ses orgueils intérieurs. C'était la saison des prix littéraires. Le visage du débutant, net et poétique, avec des yeux d'une pâleur pure, sa longue silhouette solaire focalisèrent cette année-là la lumière de l'automne. Il n'y avait pas que les photographes pour s'intéresser à ce jeune homme. Le général de Gaulle lui écrivit pour le remercier de l'envoi de son livre: «Votre livre, Le Procès-Verbal, m'a entraîné dans un autre monde, le vrai très probablement...» Beaucoup d'autres n'auraient pas survécu à pareil accueil. Le Clézio avait pour lui une liberté d'étoile, qui le protégea des caresses qui font mourir. Et sa fraîcheur ne fut pas perdue. Il continua ce pour quoi il était fait: écrire, écrire comme on cherche un trésor. Le romancier a raconté le désert, l'éblouissement du minéral, les nuits saisies dans leur beauté de glace, les errances d'hommes changés en pierre (il lui arrive d'être ennuyeux), puis s'est éloigné de cet univers de silice en se souvenant de ses aïeux, restés vivants dans ses pensées, malgré la puissance du temps.
Mirage de l'espace, plainte du temps. Chacun de ses livres, désormais, semblait ajouter un nouveau chapitre à une méditation jamais discontinuée sur l'enfance, sur le destin, souvent absurde, et sur les chimères capables d'enflammer l'esprit des hommes les plus sages. Avec ce nouveau roman, Le Clézio s'abandonne une fois encore au mirage de l'espace et à la plainte du temps. Mais son Révolutions n'est pas répétition. Lisons ce long poème en prose plutôt comme une œuvre d'une ampleur nouvelle, fécondée par la force de vieux songes, habitée par des apparitions plutôt que par des personnages, et qui parle de l'espèce humaine, de la douceur et de la douleur d'exister. D'une certaine façon, on peut affirmer que Révolutions est le point d'orgue d'un cycle, commencé avec une autorité surprenante, il y a quarante ans exactement, par un auteur fidèle aux voix et surtout aux silences de son enfance, dans un palais décrépi du vieux Nice, et qui n'a cessé de déchiffrer un palimpseste de territoires encore vierges, qui s'étendent entre la réalité et nous.
«Il pensait: je vais voyager. je vais continuer, nager vers l'horizon,si loin que je ne pourrai plusrevenir en arrière»
C'est l'histoire, très classiquement construite, de plusieurs existences, ressuscitées par la quête du narrateur, Jean, qui cherche les chaînons manquants, les éléments décisifs qui font défaut à ces destins et reconstitue le puzzle. Pendant ce temps, sa vie continue et fait écho à ce passé murmuré qui chante à ses oreilles. Ce Jean en question ressemble aux héros habituels de Le Clézio. «Il pensait: je vais voyager. Je vais continuer, nager vers l'horizon, si loin que je ne pourrai plus revenir en arrière. Un instant il avait pensé cela, non pas mourir, mais partir. Mais quelque chose l'en avait empêché. Le soleil était devenu immobile, il s'était durci. Sous le corps de Jean, la mer était devenue profonde, froide, effrayante.» Ce qui est nouveau, c'est la façon qu'a l'auteur de rendre ce Jean à son temps - la guerre d'Algérie, le décompte des morts, les sursitaires, le départ des pieds-noirs, le Londres prolétarien des années Blow up, les rues sombres, les façades de brique, la pluie, l'indifférence des passants, les émeutes de Mexico en 1968, la tristesse de la ville, son collier de volcans - et de l'envoyer en lune de miel à l'île Maurice. Il y a du Bildungsroman dans ce Révolutions, qui est aussi l'éducation sentimentale et politique d'un jeune homme né près de la Méditerranée, à une époque où les peuples antiques qui habitaient ces deux rives commencent d'entrer dans leur agonie. L'éternité aussi est fragile.
Le récit s'appuie sur des noms magiques, calices toponymiques où macèrent les songes, les regrets, les désirs d'aventure et de solitude à la Robinson. Citons-en quelques-uns: la Kataviva, Ipah (Malaisie), Odessa, sur la mer Noire, Chichester, Trieste, Ekaterinbourg, Palma de Majorque, Rozilis, Ebène, etc. A Gethsémani, un ange passe. D'autres noms, plus inattendus chez Le Clézio, appellent l'Histoire et la font vivre au présent. Châlons, Les Islettes, la forêt d'Argonne. Les soldats de l'an II sont la Révolution en marche. Ils traversent la France à pied pour sauver la République. Sous les ailes du moulin de Valmy, le «voisinage du sang» et le «bourdonnement d'abeilles des boulets» bercent étrangement les cœurs et métamorphosent ces fils de rien venus de leurs provinces lointaines défendre la patrie et la liberté.
L'ivresse des batailles n'interdit pas la réflexion. La mère du sans-culotte dit à son fils qu'il y a un autre pays, au sein de la Nation, qui n'appartient qu'à Dieu, et les massacres de Septembre, les campagnes devenues déserts troublent la belle ardeur des volontaires. La liberté n'est pas trahie seulement sur le sol de la patrie. Sous les tropiques aussi, des hommes de 1789 oublient leurs devoirs sacrés et laissent les esclaves dans les chaînes. Il y a quelque chose d'irréparable dans cette tragédie, et dans le soulèvement de ceux qui veulent rejoindre «les libres», narrée comme si elle était vécue et soufferte personnellement par l'auteur, même s'il cherche à s'en dégager. L'odeur du sang se mêle à celle des fleurs et à celle de la terre après la pluie. Tout se passe toujours ailleurs et finit là où tout a commencé. Des hommes écoutent la vie se précipiter au fond d'eux-mêmes, des souvenirs grondent, s'apaisent, des visages aimés s'effacent. Tout cela, ce qu'on appelle l'Histoire, a-t-il un sens? Non, répond Jean, qui s'abandonne à la rêverie. Tout est vent, seulement vent. Mais quand même: le livre ne se ferme pas sans qu'un nouveau visage apparaisse. C'est un enfant.